Titre

Pratiquant bouddhiste
Médecin psychiatre • Psychanalyste
Ecrivain • Philosophe
Enseignant de la méditation bouddhique

Textes informels

Texte 1 • Texte 2Texte 3
Logo Bouddha Channel

Le Bouddha, le médecin insurpassable
30 septembre 2007

Nous avions reçu dans nos studios Jean-Pierre Schnetzler pour un entretien sur les preuves scientifiques de la réincarnation. Médecin psychiatre, il présente dans cet article une autre approche du Bouddha. Jean-Pierre Schnetzler rappelle ici que, dans les textes anciens, le Bouddha est appelé le grand Médecin car l’origine première de la maladie est métaphysique, et, pour être radical, son traitement doit atteindre le niveau fondamental de la sagesse primordiale.

Le Bouddha, maître des remèdes, des écoles anciennes au Vajrayâna

Dans le Canon pâli, le Bouddha est appelé le médecin (bhisakka) ou chirurgien insurpassable (sallakatto anuttaro) et le Vinaya ou code de discipline monastique s'étend assez longuement sur les médicaments et leur administration. Il décrit aussi avec précision plusieurs cas où le Bouddha lui-même agit comme médecin ou infirmier auprès de moines malades. C'est au cours d'une de ses interventions que le Bouddha fut amené à prononcer cette phrase célèbre  : « O moines, vous n'avez plus de mère ni de père pour vous soigner. Si vous ne vous soignez pas les uns les autres, qui donc vous soignera ? Quiconque veut me soigner doit soigner les malades ».
Ce modèle, présent activement dès les périodes les plus anciennes du bouddhisme, aboutit lors de l'éclosion des courants du Mahâyâna à la personnification de l'activité curative du Bouddha, historique ou intemporel, sous la forme de divers Bouddhas et Bodhisattvas, dont Bhaishajyaguru* est le premier et le plus connu. Son culte est toujours vivant au Japon où il forme une trinité populaire avec Amitâbha et Shâkyamuni.
Il est souvent représenté en posture assise, les mains dans le mudrâ de la méditation, tenant en leurs paumes un bol plein de substances médicamenteuses. Dans l'école tantrique au Tibet, sous son nom de Sangyé Menla au corps d'un bleu de lapis lazuli, il fait toujours l'objet de rituels et de méditations, qui se fondent sur son pouvoir curateur et salvateur.

Image Bouddha « Je n'enseigne que deux choses, ô disciples,
la souffrance et la délivrance de la souffrance »


C'est essentiellement comme une méthode pour échapper à la souffrance, que le Bouddha présente son enseignement :
« Je n'enseigne que deux choses, ô disciples,
la souffrance et la délivrance de la souffrance »
« Et de même, ô moines, que le grand océan n'a qu'une saveur, la saveur du sel,
de même, ô moines, ce Dharma n'a qu'une seule saveur, la saveur de la délivrance ».

Le Bouddha part ainsi de la souffrance* la plus grossière, évidente pour tous, le même terme désignant tous les degrés jusqu'aux plus subtils d'insatisfaction et d'incomplétude. L'activité curatrice du médecin apparaît, dans cette optique, à la fois comme le degré le plus élémentaire de la libération et comme le symbole de l'action complexe du maître spirituel et du processus qui mène au nirvâna. La guérison physique est un analogue de la guérison spirituelle et cet usage de la métaphore est courant dans le Canon. Il serait fastidieux d'en relever toutes les références. Nous en ferons une très brève sélection.
On trouve ainsi dans le Canon pâli l'exemple de l'homme blessé par une flèche et soigné par un chirurgien. L'urgence est évidemment de retirer la flèche. Le sens symbolique est clair  : la blessure représente les sens et le mental, le poison est l'ignorance, la flèche symbolise le désir, la sonde chirurgicale est l'attention et le bistouri la noble sagesse, le chirurgien enfin n'est autre que le Tathâgata, le Parfait, le Pleinement Eveillé. En ce sens le roi des médicaments est le Dharma et le médecin universel est le Bouddha, ainsi que l'exprime une stance proférée par le moine Adhimutta  : « Mon instructeur est le conquérant, qui sait et qui voit tout, le maître de la grande pitié, celui qui guérit le monde entier ».

L'activité médicale, union de la sagesse et de la compassion

Les plus hautes aspirations spirituelles doivent s'enraciner dans la pratique quotidienne. C'est pourquoi l'activité médicale, qui est la jonction effective de la sagesse et de la compassion, préconisée par le bouddhisme, tient une large place dans le code monastique, le Vinaya*, où une section entière, le Mahâvagga, lui est consacrée.
Le Bouddha y donne l'exemple, prescrivant lui-même des traitements ou intervenant de façon encore plus directe comme dans l'exemple suivant. Un moine souffrant de dysenterie, sans garde-malade, était abandonné par ses collègues dans ses propres excréments. Ananda et le Bouddha le lavent, puis le prennent, le Bouddha par la tête, Ananda par les pieds, et le portent sur un lit. La valeur d'exemple de ce comportement du fondateur nous apprend, encore aujourd'hui, que le Grand Médecin doit intégrer l'infirmier, et que la purification spirituelle peut commencer par le nettoyage des matières fécales.
Qu'a donc d'autre à nous apprendre aujourd'hui la conception bouddhique de la maladie ? Celle-ci fait partie intrinsèque de l'existence comme expression de la tendance à la décomposition qui frappe inexorablement toute chose composée. Elle est donc étroitement liée aux racines fondamentales de l'existence que sont l'ignorance, le désir et la répulsion.

« Ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début »

C'est ce qu'exprime bien Vimalakirti, lorsque, malade lui-même, il déclare : « Ma maladie durera ce que dureront chez les êtres l'ignorance et la soif de l'existence. Ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début ». En son fondement essentiel, dit Vimalakirti, « la maladie résulte du concours de méprises radicalement fausses... elle est issue d'imaginations fausses et de passions ». Sous cet aspect, le plus profond, la maladie est liée au processus karmique dans son ensemble, la loi de cause et d'effet, dont l'action se fait sentir bien au-delà de l'individu limité dans l'espace et le temps, auquel nous bornons habituellement nos enquêtes. Nous y reviendrons, mais avant d'examiner plus en détail ce qui est l'apport original du bouddhisme, il nous faut dire quelques mots des causes secondaires qui régissent l'aspect de la médecine physique plus banale.
Le bouddhisme connaît bien entendu l'existence de maladies physiques dues à des causes diverses : froid, chaud, vent, mauvaise nourriture, manque d'hygiène, accidents traumatiques. Il n'a pas manqué de développer au fil des âges des thérapeutiques médicamenteuses ou chirurgicales, mais ce n'est pas là notre propos : son apport se confond avec celui des médecines orientales et nous renvoyons à leur étude. Beaucoup plus originale, et de grande importance pour nous, s'avère sa conception globale de la maladie et de ses causes dites karmiques.

Au-delà des causes secondes occasionnelles, se tiennent des causes primaires qui peuvent jouer un rôle fondamental dans l'éclosion des troubles. C'est que l'individu est toujours saisi dans sa globalité et qu'il comporte des aspects relevant des domaines, corporel, mental et spirituel, pour reprendre la terminologie occidentale, corpus, anima et spiritus, qui correspondent grossièrement à la tripartition bouddhique mondes du désir, de la forme pure, et informel.
C'est ainsi que la thérapeutique complète comprend la cure des maux physiques, psychologiques, et spirituels. « Le Bouddha s'adapte aux diverses formes de maladies mentales dont souffrent les êtres et il les guérit par des remèdes divers », dit Nâgârjuna. Cela n'est sans doute pas révolutionnaire à première vue pour notre époque, qui a vu apparaître la médecine psychosomatique et les psychothérapies. Sur ce point le Bouddhisme ne fait pas œuvre originale et peut tout au plus revendiquer une antériorité, importante il est vrai, donc aussi une expérience certaine. Sur deux points cependant, le Bouddha s'écarte notablement des habitudes de voir modernes.

- Le premier, nous l'avons déjà vu, est l'affirmation que la maladie s'enracine dans le désir, la répulsion et l'ignorance, à l'instar de l'existence elle-même, que son origine première est métaphysique, et que pour être radical son traitement doit atteindre ce niveau, celui fondamental de la conscience non-duelle.
- Le deuxième est que l'extension dans le temps de ces racines ne se satisfait pas des remontées jusqu'à l'enfance des psychanalystes, jusqu'à la naissance et la gestation de certaines techniques contemporaines de rebirth, ni jusqu'aux archétypes jungiens, mais doit, effectivement prendre parfois en compte les traces agissantes des vies passées conservées dans une mémoire individualisée.

Cette donnée, passablement scandaleuse pour maints Occidentaux, qui ne peuvent l'accepter, est pourtant fondamentale dans le bouddhisme. La neutralisation des poisons issus des vies passées fait partie des derniers accomplissements du Bodhisattva avant son Eveil.

*bhaishajya, en sanskrit, signifie le remède, le médicament. Bhaisajyaguru est le maître des remèdes.
*la souffrance, ou duhkha, en sanskrit. Ce terme polysémique désigne littéralement la sphère de ce qui est corrompu, impur, périmé, ou encore méchant, faux, malin, mauvais. Duhkha est aussi une cavité, et le nom même des 9 orifices du corps, ainsi que la blessure d'une flèche, ce dernier sens nous ramenant à l'histoire même rapportée par le Bouddha, de sorte que la blessure par flèche devient le symbole de toute souffrance.
*Le Vinaya* est un corpus d'enseignement qui règle la vie et la conduite des moines, conforme à la manière d'agir du Bouddha.

- Paru dans la revue "Dharma - Compassion et médecine"
- Ref D.G. Diffusion : 11194 - Editeur/Label : Prajna

Texte 1 • Texte 2 • Texte 3

• Le bouddhisme expliqué aux occidentaux •
(Livre paru en novembre 2008
aux éditions DERVY)

(Extraits choisis)

Chapitre 6  : LES LOGIQUES D'ORIENT ET D'OCCIDENT LE TÉTRALEMME ET LE TIERS EXCLU. UN CONFLIT.

Fleur de Lotus Introduction

   Le titre peut sembler abstrait, il se réfère pourtant à une réalité concrète, douloureuse, voire massive, qui a empoisonné les rapports du monde occidental et de l'Inde, pour nous en tenir à cet exemple historique. Ce fait poussait Rudyard Kipling, qui avait vécu en Inde, à déclarer que l'Orient et l'Occident ne pouvaient se rencontrer. Il ne s'agissait pas d'un conflit de puissance, ni simplement d'une différence de formes religieuses, mais plus fondamentalement de modes de pensée incompatibles à un niveau basal.

   Les Orientaux, disait-on en Occident avec mépris, n'obéissent pas aux mêmes règles logiques que nous. La constatation demeure exacte aujourd'hui, quand on voit les difficultés de certains Français à pénétrer les subtilités de l'enseignement bouddhique. Ce texte vise à éclairer la situation. Nous allons pour cela exposer les bases méconnues de la logique qui structure et domine, sans même que nous en soyons clairement conscients, le fonctionnement quotidien de notre mental. Nous essayerons de faire simple.

Fleur de Lotus Les bases de la logique d'Aristote

   Elles nous semblent évidentes, mais reposent pourtant sur des principes métaphysiques sous-jacents, nous y reviendrons. Acceptons d'abord, pour un temps, ce qui est reconnu dans notre civilisation, depuis Aristote (384-322 av. I.C.). Les principes sont au nombre de trois.

• Principe de non-contradiction. « Il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport »1. Ou, pour le dire plus brièvement :  « L'être n'est pas le non-être »2.

• Principe d'identité. : Ce qui est, est ; ce qui n'est pas, n'est pas.

• Principe du tiers exclu. Toute chose est ou n'est pas. Il n'y a pas de troisième solution. En latin : tertium non datur, ce que les Anglais traduisent par «  exclusion du milieu »,

   On peut noter que le bouddhisme, qui se désigne lui-même comme « la voie du milieu », est donc exclu par Aristote d'une existence possible. Nous mentionnerons rapidement que des logiques modernes, sous l'influence entre autres, des phénomènes révélés par la physique quantique, ont abandonné le principe du tiers exclu. Mais cela n'a pas modifié le fonctionnement psychologique de la majorité, et c'est lui que nous allons d'abord envisager.

Fleur de Lotus Les effets de la logique du tiers exclu

   Reconnaissons d'abord les effets positifs de cette logique devenue aujourd'hui celle du sens commun. Des objets bien définis et stables, soumis à des lois précises, ont pu être observés ; leurs rapports ont été établis, et l'édifice scientifique s'est construit au fil des siècles. Nous en observons aujourd'hui les dimensions gigantesques.

   Le fait que l'église chrétienne, avec saint Thomas d'Aquin, ait intégré la philosophie aristotélicienne à sa théologie, a doté celle-ci d'articulations rigoureuses et d'une intelligibilité rationnelle, surajoutées au message du Christ.

   Passons à l'aspect négatif dans les domaines religieux et scientifiques. Il relève de la rigidité d'une logique qui s'accommode trop bien des tendances humaines universelles au dualisme conflictuel et à l'hypertrophie égocentrique. C'est que le principe du tiers exclu est un excellent outil au service du moi. Puisque, de deux propositions contradictoires (au moins en apparence) une seule est vraie et l'autre fausse, comme il est évident que Moi j'ai raison, il en découle logiquement que l'autre a entièrement tort et doit être sanctionné. Il est juste et nécessaire, au moins de le neutraliser, au mieux de le supprimer, par la force si besoin.

    Je peux donc tuer mon adversaire, ô délices, avec la conscience heureuse de celui qui fait l'œuvre de Dieu, de la Vérité, de la Science ou du Parti, lesquels ont toujours entièrement raison. Il n'y a pas de troisième solution. L'histoire de l'Inquisition, des guerres de religion, du nazisme ou du communisme, en fournit des millions d'exemples. Il est intéressant de noter que les trois religions monothéistes ont en commun ce principe d'exclusion, ce que le catholicisme, d'avant le concile Vatican II, exprimait par la formule « Hors de l'Eglise point de salut  » (Hors de Mon Eglise point de salut). La question est de voir si certains modes de fonctionnement psychique et logique peuvent s'opposer à ces dérives totalitaires.

Fleur de Lotus La logique à quatre propositions : le tétra lemme de Platon (vers 427-348 av. J.c.)

Le citoyen grec n'avait pas été obligatoirement enfermé dans un dilemme par Aristote. En effet le maître de celui-ci, Platon, enseignait le tétralemme ; mais l'élève s'était affranchi de son professeur, nous verrons pourquoi.

   Platon dans le Théétète 183 a-b, exprime par la bouche de Socrate, les quatre principes logiques découlant de « l'universelle mobilité » : 

   « Il en est ainsi.
   Il n'en est pas ainsi.
   Ainsi et pas ainsi.
   Non pas même ainsi »,
qui « en raison de son indétermination » serait peut-être le meilleur3.

   Ce quatrième principe est ainsi exprimé par Aristote : «  ni ainsi, ni non-ainsi »4.

   Aristote s'insurge contre l'usage qu'en fait Platon (et que nous retrouverons dans le bouddhisme). On ne peut discuter, dit Aristote, avec celui qui applique ces principes, car il ne soutient aucune thèse définie : une position bien désagréable pour un disputeur passionné, qui aime trancher, ce qui était le cas d'Aristote. Or ces caractéristiques :  logique à quatre propositions, abandon final de l'affrontement dialectique et des positions dualistes, théorie de l'universelle impermanence qui fonde les précédentes, se retrouvent identiques, très loin dans l'espace, en Inde, à la même époque, enseignées par le Bouddha.

Fleur de Lotus La logique à quatre propositions en Inde

   Les dates de la vie du Bouddha sont connues avec une large indétermination :  au siècle près.

   Adoptons l'hypothèse des chercheurs contemporains d'une naissance au VIe siècle av. J.C, le Bouddha serait légèrement antérieur à Platon. Faut-il invoquer une influence directe pour expliquer la coïncidence extraordinaire des deux théories ? Des missionnaires parvenus en Grèce à haute époque ? Une légende ancienne n'a-t-elle pas raconté qu'un sage indien aurait rencontré Socrate au Ve siècle av. J.C.5. On sait aujourd'hui qu'il y eut des Hindous en Egypte. Encore faut-il ajouter que les logiques indiennes des Jaïns et des sceptiques, voisines en plus complexes, ont sans doute précédé celle du Bouddha. Laissons de côté ce problème historique et voyons ce que le bouddhisme nomme catuskoti en sanskrit. Nous retrouvons ces quatre principes dans le Canon. Par exemple : 
   Le monde est fini
   Le monde est infini
   Le monde est à la fois fini et infini
   Le monde n'est ni fini ni infini.6

   Où l'on retrouve parfaitement le tétralemme platonicien.

   Il faut préciser que cette présentation typique du bouddhisme est une mise en ordre simplifiante de positions analogues mais plus complexes existantes dans les écoles indiennes de l'époque, signalées plus haut : la septuple prédication des jaïns et la quintuple des sceptiques.

   L'usage du catuskoti, qui épuise les possibilités logiques, est éminemment pratique et thérapeutique. Au questionneur qui demande « si le Bouddha existe après la mort ? Si seulement ceci est vrai et tout le reste est faux ? S'il n'existe pas après la mort ? A la fois existe et n'existe pas après la mort ? Ni n'existe ni n'existe pas ?  »7, le Bouddha répond : « cela ne conduit pas au dhamma (pâli) » ... au désenchantement, à la cessation des passions ... au calme, à la connaissance supérieure, à l'illumination, au nibbâna (pâli). C'est pourquoi je ne l'ai pas déclaré  »8. Le but du Bouddha est d'abord pratique : atteindre la libération, pas spéculer. L'abandon des cogitations logiques, et des passions qui s'y investissent, est donc l'effet bénéfique du passage contemplatif au-delà des limites de la pensée conceptuelle ordinaire.

Fleur de Lotus L'usage bouddhique de la logique

   Si l'on prend l'exemple de Nâgârjuna, le plus célèbre des argumentateurs (nous le citerons souvent), on constate que, dans ses Madhyamaka-karikâ9. Il fait un usage intensif de l'argumentation logique, réduisant son adversaire en le mettant en contradiction avec lui-même, ou avec une constatation empirique évidente. En ce sens il fait (ainsi que le bouddhisme en général) une large utilisation du principe de non contradiction, comme en Occident.

   Par contre il n'utilise pas le principe du tiers exclu pour lequel on doit accepter l'une au moins des deux propositions contradictoires et seulement une. Si tel n'est pas le cas, nous l'avons vu, le fautif peut être justement supprimé par son contradicteur : Aristote pose des dilemmes auxquels on ne peut se soustraire.

   Ce n'est pas le cas avec le tétralemme ou le catuskoti indien. Pourquoi rendre le choix obligatoire ? Le Bouddha ne le fait pas, Nâgârjuna non plus, ils n'ont pas de thèse à soutenir. Il se pourrait en effet que la thèse contradictoire soit dénuée de sens, voire les deux thèses en même temps! Aussi l'évacuation d'un problème mal posé peut s'imposer. Le silence noble et paisible remplace un conflit qui peut devenir âpre voire mortel. Pourquoi choisir entre deux thèses contradictoires, par exemple spiritualisme et matérialisme, toutes deux erronées et partielles, mais porteuses chacune d'une part de vérité ? Telle est la voie du milieu : réconcilier.

Fleur de Lotus La voie progressive

   Une des constantes de la voie thérapeutique du Bouddha est qu'elle est progressive. Le Bouddha tenait compte de la maturité de ses questionneurs et leur répondait différemment. II souligne donc que certains enseignements plus complexes, c'est le cas du catuskoti, ne sont destinés qu'à une minorité. Une stance de Nâgârjuna met cela en forme concentrée : 

« Tout est bien comme il semble, rien comme il semble. A la fois comme il semble et non comme il semble. Ni l'un ni l'autre. Tel est l'enseignement progressif des Bouddhas »10.

   Cet aspect progressif est aussi illustré par la notion bien connue des deux vérités : la vérité relative ou conventionnelle (samvritisatya, sk) et la vérité ultime ou absolue (paramârthasatya, sk). La première accepte (plus ou moins naïvement, cela dépend du sujet) les apparences des phénomènes et leurs relations causales. Beaucoup se limitent à ce niveau. La deuxième écarte l'illusion et décrit la nature ultime des choses. Telle est la fin du chemin. Pour y parvenir, et nous stimuler, rappelons-nous ce qu'en dit Nâgârjuna  : « Ceux qui ne discernent pas la ligne de partage entre ces deux vérités, ceux-là ne discernent pas la réalité profonde qui est dans la doctrine des Bouddhas »11.

   Gardant cela en l'esprit analysons la première stance citée, concernant les quatre propositions.

   Sa première phrase nous dit d'abord que les apparences ont une certaine réalité, suivant l'identité et la différence. Celle-ci concerne les usages habituels de la logique et de la science. Mais il ne faut pas s'y limiter. La deuxième phrase, qui unit des apparences contraires, exprime la troisième règle du catuskoti ; a est à la fois a et non-a. Cette union des contradictoires est évidemment scandaleuse pour le sens commun.

   Voilà que l'objet perd son identité, sa stabilité. Tout s'effondre apparemment, d'où l'angoisse.

   Pourtant le Bouddha est paisible. C'est que sa compréhension des phénomènes, des objets, même solidement matériels en apparence, n'est pas celle d'Aristote, qui croit à l'essence fixe d'un être. Le Bouddha enseigne, lui, l'impermanence fondamentale, le flux constant des phénomènes. Tout objet change d'un moment à l'autre même si cela est imperceptible pour nos sens. De plus il n'existe qu'en relations avec la totalité des causes et conditions qui gèrent son existence et constituent la production conditionnée universelle tpratityasamutpâda, sk). De ce fait rien n'existe de façon autonome, séparée, comme on le croit habituellement. Cette vue relative, partielle, superficielle, est finalement illusoire et doit être remplacée par la compréhension ultime de l'interdépendance. Celle-ci n'est autre que ce que le bouddhisme appelle vacuité (shunyatâ, sk), nature véritable des phénomènes, qui n'est donc pas le néant, comme on le dit parfois. Sous cet angle a peut être autre que lui-même : non-a. Ce qui devient, en effet, n'est ni le même ni un autre que ce qu'il était.

   Le troisième principe se réfère ainsi à une compréhension plus large, mais n'est-il qu'une vaste vision intellectuelle, ou certains phénomènes peuvent-ils nous mettre directement sur la voie ? 

Fleur de Lotus La pensée du rêve et le troisième principe

   Nous avons étudié en détail cette question au chapitre VII de notre ouvrage « De la mort à la vie » et y renvoyons donc le lecteur désireux de détails complémentaires12. Nous allons toutefois résumer ici l'essentiel.

   A celui qui se réveille le rêve apparaît comme bizarre, illogique, voire stupide, dans beaucoup de ses productions (nous laissons de côté les passages qui respectent le sens commun). C'est que sa marque fréquente est de réunir en une seule image, un seul objet, des éléments différents ou contradictoires. Cette création d'un élément symbolique, porteur de nombreuses significations, éventuellement incompatibles, est évidemment inacceptable pour le tiers exclu en nous.

   Donnons quelques rapides exemples d'images de rêve : une femme apparaît qui a aussi des organes génitaux masculins ; une biche vue par un chasseur est aussi sa mère ; un rêveur contemple son pénis qui est aussi un jeu de construction, une fleur et un animal ; et pour conclure par une image mythologique européenne, un centaure est à la fois un homme et un cheval.

   Ces aspects contradictoires et pourtant spontanément unis, porteurs de sens multiples éventuellement harmonieux si nous les acceptons, transcendent les limitations opposées par notre logique et notre histoire personnelle et sociale. Cette intégration penn et à la pensée onirique d'indiquer la voie synthétique de la libération des souffrances. Ce n'est pas sans raison que l'analyse des rêves est une des méthodes thérapeutiques fondamentales de la psychanalyse. Pour le même motif le yoga du rêve est un des six précieux yogas de Naropa enseignés en retraite de trois ans. Il vise à la maîtrise complète de la pensée du rêve, dans ses aspects à la fois dynamiques et formels, Pour cela il convient d'acquérir ce qui manque au rêve banal  : la lucidité qui voit le rêve ordinaire pour ce qu'il est réellement, une autre forme illusoire de pensée. La pratique du rêve lucide permet alors de maîtriser complètement la pensée onirique et d'explorer toutes les possibilités de ce monde mental libéré des pesanteurs matérielles et de la logique étroite qui les accompagne habituellement.

   Le monde mental pur est libéré des identifications au monde corporel grossier et à ses contraintes temporo-spatiales. Il n'est donc pas étonnant qu'apparaissent plus souvent au cours du rêve des phénomènes de télépathie et de clairvoyance, qui transgressent les limites habituelles du psychisme. Ceux-ci deviennent également plus fréquents chez les pratiquants de la méditation de la concentration qui atteignent les extases ou enstases idhyâna, sk). Ce résultat peut aussi faire l'objet d'un entraînement systématique aux « pouvoirs » ou « connaissances supra mondaines » (abhijñâ, sk), lesquels transcendent les identifications matérielles et temporo-spatiales habituelles. Nous arrivons ainsi au dernier principe du tétralemme.

Fleur de Lotus Le quatrième principe, et au-delà

   Il nous dit que finalement, a n'est ni a, ni non-a. Qu'il s'agisse d'un objet, du moi ou de l'univers, l'affirmation et la négation sont congédiées. Seule convient la contemplation silencieuse et non-due Ile.

   Nâgârjuna l'exprime de façon percutante : 

« Puisqu'il a pour nature propre d'être vide de nature propre, penser que l'Eveillé, après sa mort, existe ou bien n'existe pas, cela ne tombe pas juste. » MK 22, 14. « Cela tombe à côté  » dit Guy Bugault13 en commentaire.

   Existence ou non-existence, aucune des deux expressions n'a de sens en dehors de la transmigration. Quand la pensée cesse de s'agiter : « La vraie nature des choses est sans production, sans destruction, comme le nirvâna  » MK 18, 714, bien au-delà du tiers exclu, « cette forme la plus exaspérée de la dualité mentale », comme l'appelle Guy Bugault15.

   Mais il ne s'agit pas seulement d'une abstention logique et d'un processus intellectuel théorique. La conscience méditative concernée fait l'expérience des enstases informelles, du domaine du sans-forme, et de leur nature infinie. Cela qui va au-delà des quatre enstases informelles réalise la vacuité universelle, le nirvâna, dans le silence contemplatif. « Tant qu'on parle, l'infini a un opposé et même un contradictoire, le fini; apâramitâ (imperfection, sk) fait obstacle à pâramitâ (perfection, sk). Mais quand on fait silence et qu'on se recueille au-delà des mots, alors rien ne contredit l'infini, il contient aussi le fini; par cela même il est infini »16.

Fleur de Lotus Conclusions

   Résumons nos constatations.
   Des logiques fondées par des vues métaphysiques différentes expliquent la coupure OrientOccident. Celle-ci n'aurait pas eu lieu si Platon avait pris la place d'Aristote. On peut rêver…

Mais aujourd'hui celui qui est informé du problème, et de la nature progressive et hiérarchique des façons de le résoudre, peut retrouver le confort et l'efficacité pragmatiques, tout en éprouvant la liberté intellectuelle et spirituelle qui conduit au-delà des conflits dualistes et belliqueux organisés par le principe du tiers exclu.

   Dans le domaine de la vérité relative, le raisonnement logique et la connaissance expérimentale, fonctionnent en Orient comme en Occident. Mais le bouddhiste se différencie par son abord pacifique qui permet de transformer les opposés en complémentaires, ce qui coupe à la racine les germes de la guerre.

   La divergence avec l'Occident s'accentue par la reconnaissance, en Orient, du caractère interdépendant universel des relations, qui liquide l'illusion du moi et les conflits que l'égocentrisme engendre.

La pensée diurne, naturellement dualiste, est minée par l'accès harmonieux au fonctionnement symbolique du rêve, et à sa capacité d'union efficace.

   Le dernier attachement à l'affirmation et à la négation est levé par le dépassement de la pensée formelle, lors des extases, vers l'infini. Si l'on se souvient que ce dernier inclut le fini, il n'y a aucune contradiction entre les étapes de ce que nous avons décrit comme un chemin progressif.

   Mais la vue spirituelle et poétique du monde phénoménal relativisé permet de le voir globalement, avec un heureux sourire :  « Comme les étoiles, les mouches volantes ou la flamme d'une lampe, Comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle, Comme un rêve, un éclair ou un nuage : Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés ». Telle est la conclusion du Soutra de Diamant, 32, un des plus célèbres du Grand Véhicule17. Puisse-t-elle inspirer notre vie quotidienne.

1 Aristote. Métaphysique. 2 vol., Vrin, 1991. Livre IV, 3,1005 b 19-20, t. 1, p. 121-122.
2 Chenique François. Eléments de logique classique. 2 vol. Dunod, 1975, t. 1, p. 107.
3 Platon. Œuvres complètes. Trad. Léon Robin. 2 vol. Gallimard, 1950, t. 2, p. 146-147.
4 Aristote. Métaphysique. Op. cif. Livre IV, 1008 a 30, t. 1, p. 135.
5 Godel Roger. Socrate et le sage indien. Les Belles-Lettres, 1976.
6 « Fourfold alternatives », Encyclopaedia of Buddhism. Vol. V, fase. 2. Government of Sri Lanka. 1991, p. 255262.
7 Ici la loi universelle comme but ultime.
8 Dîgha Nikâya 1 188-189. Thus have I heard. Trad. Maurice Walshe. Wisdom, London, 1987, p. 164.
9 Nâgârjuna. Stances du milieu par excellence. Trad. Guy Bugault. Gallimard, 2002.
10 Ibid. Stance 18, 8, p. 233.
11 Ibid. Stance 24, 9, p. 308.
12 Schnetzler Jean-Pierre. De la mort à la vie. Transmigration et réincarnation. Science et bouddhisme . Dervy, 2006.
13 Bugault Guy. L'Inde pense-t-elle ? PUF, 1994, p. 270.
14 Nâgârjuna, Stances du milieu... Op. cit. , p. 233.
15 Bugault Guy. L'Inde... Op. cit. , p. 271.
16 Bugault Guy. « Les paradoxes de la vajracchedikâ : une connexion qui opère une coupure ». Cahiers d'études chinoises, n° 8, 1989,45-63.
17 Soûtra du Diamant et autres soûtras de la Voie médiane. Fayard, 2001, p. 74.

Texte 1Texte 2 • Texte 3

Chapitre 16 : LES OBSTACLES PSYCHOLOGIQUES À L'UNITÉ TRANSCENDANTE DES TRADITIONS1

« Dieu... veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. »
Saint Paul, 1e Epître à Timothée, 2, 3-4.

Fleur de Lotus Introduction

   Le thème de l'Unité Transcendante des Traditions, que nous abrégerons en U.T.T, traîne avec lui un parfum de danger et de scandale. Il déclenche souvent des oppositions passionnelles. Sa méconnaissance a sous-tendu des activités persécutrices, l'Inquisition et des guerres dites saintes, en vérité par oubli de la religion.

   Dans les religions monothéistes qui affirment hautement la valeur exclusive de leur transmission, l'U.T.T. ne peut être qu'un enseignement réservé, voire ésotérique, dispensé à ceux-là seuls qui se posent sérieusement la question du devenir spirituel des laissés pour compte de la Tradition considérée. Dans les formes traditionnelles à forte teinte sapientiale de l'Orient, par contre, la prise de conscience de la relativité des moyens, et l'affirmation essentielle de l'ultime non-dualité, fait de l'U.T.T. une partie intégrante de la doctrine, ouvertement enseignée, car sans danger psychologique pour les fidèles.

   Dans une société homogène à haut degré de consensus, structurée par une communauté de vues métaphysiques, telle que la France du Moyen Age, la considération de l'U.T.T. n'intéresse guère que certains spirituels ou théologiens. Le commun des fidèles et des gens d'Eglise identifie l'infidèle avec l'ennemi et pense plutôt à guerroyer ou à convertir par les armes si nécessaire. Dans une société hétérogène telle que la France d'aujourd'hui, sans autre consensus que la recherche du niveau de vie, où se côtoient toutes les religions et l'absence de religion, le problème de l'U.T.T. s'impose avec force pour peu qu'on ait l'esprit logique et qu'on prenne la religion au sérieux.

   C'est que la pluralité des religions est scandaleuse et conflictuelle si elle n'est pas ramenée à l'unité. Malheureusement le mode le plus fréquent de résolution de ce conflit, de nos jours, est l'abandon de la religion, alors que pénétrer profondément le sens de l'U.T.T., mènerait à la pratique en profondeur de sa propre Tradition, tout en assurant la paix entre les Traditions. Aujourd'hui s'il nous fallait créer un slogan percutant pour réveiller les assoupis, fournir un cri de guerre ... sainte (la vraie, la grande, la guerre intérieure), ou une devise universelle, nous proposerions : 

« l'U.T.T. ou la mort... spirituelle ». Peut-être certains entendraient-ils ? 

   Nous nous limiterons en fait à évoquer, dans la psychologie individuelle, les racines fondamentales de cette méconnaissance si répandue. Il est vraisemblable qu'il nous faudra chercher dans les profondeurs et sans doute atteindre la base métaphysique. Nous traverserons donc les domaines de la psychologie et de la psychanalyse pour évoquer l'ontologie.

   Mais auparavant, rappelons brièvement quelques données traditionnelles pour nous situer dans le temps. Dans un temps qualitatif, qui n'est pas celui linéaire du « progrès » mais celui, cyclique, de la répétition, à d'énormes intervalles, d'évènements analogues mais non identiques. Il ne s'agit pas de l'éternel retour. Ce thème cyclique inclut à la fois une matérialisation croissante avec la quantité de « progrès » qu'elle comporte, et une spiritualisation décroissante.

   Dans cette optique l'antiquité gréco-latine décrivait les âges d'or, d'argent, d'airain et de fer.

   Nous nous trouvons actuellement à la période terminale de l'âge de fer, ou du Kali- Yuga qui lui correspond dans l'hindouisme, ou dans l'âge résiduel des tibétains etc. Nous ne pouvons nous étendre sur cet aspect cyclologique2 3 4, dont il convient simplement, pour notre propos, de retenir qu'il décrit notre époque comme celle de la confusion spirituelle, de la dissolution des Traditions, mais aussi de l'attente d'une rénovation nécessaire par l'effusion de l'Esprit, à l'évidence seule solution des maux planétaires.

   Sous cet angle, qui est aussi celui de l'épreuve (le « jour du Seigneur » de la Bible), de l'attente du Messie, de l'envoyé divin, porteur de divers noms suivant les Traditions, l'étude et la pratique de l'U.T.T fait partie du travail « en esprit et en vérité » (Jean, 4, 23), qui est destiné à préparer les voies du Seigneur, lesquelles, comme chacun sait, sont impénétrables... au moins relativement.

   A partir de cette détermination qualitative de notre temps, comme celui d'une fin de cycle, où doit se dissoudre l'illusion du matérialisme triomphant, au milieu des bouleversements planétaires qui s'annoncent, l'enjeu se dessine plus nettement : le non-dualisme ultime, la convergence des Traditions révélées dans le respect des différences nécessaires.

   Sur le plan sociopolitique, la notion correspondante est celle, hindoue, du roi à la roue (çakravartin), du monarque universel, du « grand monarque » des prophéties occidentales, qui exerce le pouvoir temporel, effectivement, au nom de l'autorité spirituelle centrale, dans le respect des rayons individuels tournés vers le moyeu central vide, où ils se confondent et s'abolissent.

   Mais de quoi parlons-nous ? Qu'est ce que l'U.T.T. ? La question a été traitée par René Guénon5 et par Frithjof Schuon6, sans oublier Coomaraswamy. Nous nous contenterons donc d'une définition volontairement simplifiante : les grandes traditions religieuses ont toutes comporté, sous des formes diverses, un enseignement essentiel suffisant pour ramener l'être à sa source métaphysique, qui est aussi son but. Il est remarquable que, dans notre expérience, cet énoncé soit assez facilement accepté de nos jours par l'homme ordinaire, de façon en quelque sorte naïve (voici un thème de sondage proposé aux instituts spécialisés).

   Quels sont à ce niveau les obstacles ? D'abord l'ignorance et l'absence de réflexion, le sujet n'étant pas de ceux à la mode. Ensuite les convictions contraires engendrées et entretenues par un enseignement religieux de type étroit affirmant l'exclusivité d'une détention de la vérité. Cette attitude s'est rencontrée couramment dans les Traditions monothéistes : judaïsme, christianisme, islam, mais aussi à l'occasion dans des courants sectaires à l'intérieur de l'hindouisme, et même du bouddhisme si l'on prend en compte l'exemple de Nichiren et de la Soka-Gakkaï. Faut-il rappeler que le combatif Nichiren, persuadé d'être le seul détenteur de la vérité du bouddhisme, traitait libéralement tous les autres moines bouddhistes de « stupides, menteurs, criminels, bandits, traîtres »7, et pressait le gouvernement de les supprimer radicalement. Il s'agit donc là d'une constante de l'esprit humain que nous allons tenter d'examiner. Si nous avons été amenés à prendre nos exemples d'intolérance et de sectarisme dans le catholicisme d'avant le concile Vatican II, c'est à titre de simple illustration historique, car nous connaissons mieux ce problème et que les documents sont d'accès facile, mais sans perdre de vue une seconde que l'ignorance passionnée est une caractéristique humaine universelle. Les nouvelles quotidiennes fournissent une abondante moisson. L'exemple choisi, qui va suivre, a l'avantage d'être situé assez loin de nous (85 ans) pour que nous puissions l'envisager avec le détachement de l'historien, et assez proche aussi pour que ses implications pratiques nous soient familières et compréhensibles.

   Prenant appui sur l'analogie fondamentale entre l'erreur humaine et la maladie mentale, et nous souvenant de notre profession psychiatrique, nous allons donc décrire un cas clinique exemplaire de cette maladie : la croyance à la non-unité transcendante des Traditions.

Fleur de Lotus La négation de l'unité transcendante des traditions

   Dans un article du « Dictionnaire de théologie catholique » de Vacant et Mangenot (Letouzey et Ané, édit.), publié en 1922 et intitulé « l'indifférence religieuse », l'auteur définit ainsi le contenu de cette position, que bien entendu il critique vigoureusement : « attitude de celui qui ne prend pas parti entre les diverses formes religieuses ou qui les proclame toutes de même valeur ».

   Est appelé « indifférentisme », le système érigeant cette attitude en doctrine ou en loi. Dès le début voici donc subtilement introduit l'esprit de « parti », c'est-à-dire ce qui coupe et sépare.

   Mais revenons à la théorie déclarée hérétique suivant laquelle toutes les religions seraient « bonnes, de bonté plus ou moins relative, pour leur temps, leurs pays, leurs fidèles - bonnes comme les formes accidentelles d'une même religion substantiellement identique ». C'est cela que l'auteur combat en affirmant notamment, et sans preuve, les faits suivants.

a) On ne peut pas accepter après sérieux examen l'équivalence des païens et des chrétiens ou des musulmans et des chrétiens. Il est clair que la question de valeur est primordiale. Nous, chrétiens, valons plus que les autres.

b) La « bonté de Dieu » exige que les « fausses religions », « nées du péché et de la faiblesse humaine » soient contrebalancées par une véritable religion qui puisse accueillir « toute âme de bonne volonté ». On voit que le mal, le péché et l'erreur, sont généreusement attribués aux autres.

c) « Montrer les tares de toutes les religions non chrétiennes n'est pas difficile; prouver qu'il y en a dans le christianisme, on ne l'a pas encore fait. »

   Le processus qui consiste à décrire abondamment les tares d'autrui, tout en s'affirmant soi-même exempt est bien connu. Il s'agit essentiellement de se convaincre de sa propre impeccabilité en rejetant toutes les fautes à l'extérieur.

d) Mais dénoncer les tares des religions non chrétiennes n'est pas suffisant, il faut, en exaltant la « splendeur dans tout ce qui constitue le christianisme », rabaisser définitivement « ces pauvres créations humano-diaboliques ». C'est dans l'attribution finale au diable que se révèle la nature profonde du censeur catholique. Cette nécessité de se rehausser soi-même tout en écrasant l'autre, au mépris de toute appréciation objective, signe l'angoisse profonde de l'auteur que seule peut apaiser la construction d'un système protecteur excessif. Nous sommes aux bords de ce qui est classiquement décrit en psychiatrie comme perte psychotique du sens du réel, et construction d'un délire persécutoire de type paranoïaque. Cette incursion dans le domaine pathologique se vérifie par le style de la conclusion :  il faut « choisir pour ou contre le Dieu de l'Eglise catholique ». Il est sans doute psychologiquement rassurant de se placer dans le camp de ceux qui possèdent Dieu, mais ce confort se paye par la situation de conflit qu'il dramatise : on est pour ou contre un Dieu spécifié. Nous savons bien que le Christ a déclaré « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi» (Mt, 12, 30), mais nous n'en tirons pas la conclusion que ceux qui ne sont pas visiblement « avec » le Christ historique sont en réalité « contre » Lui. Car qui n'est pas explicitement contre Lui est certainement pour Lui, ce que le Christ dit précisément  : 

« Celui qui n'est pas contre nous est pour nous ». (Mc, 9, 40).

Le passage cité de Matthieu ne précède-t-il pas immédiatement cette assertion extraordinaire  : 

« si quelqu'un parle contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné, mais si quelqu'un parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce monde, ni dans le monde à venir » (Mt, 12, 32).

   Et certes nous ne pensons pas parler contre le Saint-Esprit, mais bien à sa gloire, en soutenant qu'il n'a jamais manqué à sa tâche d'inspirer les grandes Traditions spirituelles de l'humanité. Point de vue qui semble désormais se rapprocher de celui de l'Eglise catholique, ainsi que l'indique cette citation de Sa Sainteté Jean-Paul II : 

« Partout où l'esprit de l'homme s'ouvre dans la prière au Dieu inconnu, nous sommes assurés d'y entendre un écho de cette prière du Saint-Esprit en nous, qui intercède pour nous en des gémissements ineffables »8.

e) Par contre les assertions suivantes nous semblent contredire tout à la fois des faits d'observation courante et les règles de la charité élémentaire, d'une façon si évidente qu'elles nous conduiront sans doute aux racines de la maladie que nous cherchons à dépister.

   « Pour les religions non-chrétiennes... aucune ne résiste à l'esprit critique introduit chez leurs fidèles ».

   Cette affirmation de fragilité sert naturellement à conforter le sentiment d'appartenance à un organisme invulnérable. On peut regretter que les progrès du modernisme aient libéralement détournés les fidèles de toutes religions, chrétiennes et autres, de leurs sources vivantes, contrairement à l'optimisme de l'auteur.

   « Parmi les âmes d'élite en marche vers l'idéal religieux et moral, qui a jamais songé à se « convertir » à ces religions au moins après avoir connu le christianisme ? »

   Il s'agit d'établir indiscutablement la supériorité de sa propre appartenance, qui réunit les meilleurs, définitivement, et protège de tout doute et tentation. On peut postuler que ce doute existe, refoulé, s'il est si fort nécessaire de l'exorciser. Nous remarquerons que les faits ont précisément vérifié l'évolution contraire. C'est sans doute que toute attitude consciente outrée étant destinée à compenser une tendance inconsciente de sens contraire (Jung), ce que montre tous les jours la clinique psychiatrique, les excès de l'apologétique chrétienne, comme de toute autre apologétique, témoignaient d'une fragilité orgueilleuse, d'ailleurs à l'époque commune en cet Occident confit dans son complexe de supériorité religieuse, philosophique, sociopolitique et technique. Nous avons quelque peu changé depuis en Occident, mais les bombes des intégristes musulmans démontrent que cet aspect de la pathologie universelle est toujours bien vivant.

Fleur de Lotus L'orgueil

   Il nous a semblé, à l'étude de ce texte exemplaire, que la racine commune des allégations contestables pouvait se résumer commodément en un terme bref : l'orgueil. Nous n'oublions pas qu'il s'agit là du péché originel, même dissimulé sous une couverture respectable. L'appartenance à la meilleure religion, à la seule vraie, au petit troupeau des élus, est évidemment destinée à conforter l'estime de soi et ce d'autant plus que celle-ci est secrètement défaillante. Il est en effet caractéristique que ces excès soient le fait des théologiens de profession, des philosophes ou des hommes de l'appareil ecclésiastique, lesquels peuvent être très ordinaires quant à l'exercice des vertus, et non des saints et des mystiques qui vivent authentiquement la charité. Nous avons également remarqué que l'enseignement des nombreux maîtres spirituels tibétains que nous avons entendus, était toujours marqué par la reconnaissance de la dignité et de la validité des autres Traditions. Par contre, on entendait parfois, dans la bouche de disciples récents, des déclarations bornées ruisselantes d'autosatisfaction et dignes de figurer dans une anthologie.

   Quelle merveilleuse occasion de dilater son ego et de le peindre de couleurs flatteuses, en le moulant dans le prestigieux modèle de ce qui est le meilleur! Derrière l'affirmation d'excellence se profile aussi sa conséquence pratique, la volonté de puissance, avec ses entreprises d'expansion, de conversion par tous les moyens, forcément justifiés, qui aboutissent, degré par degré, aux persécutions et guerres à prétexte religieux. L'histoire en est remplie et l'actualité nous en fournit chaque jour des exemples. Mais il nous semble essentiel de pointer le niveau où se lient les angoisses, méconnaissances et projections persécutoires, qui nourrissent ces attitudes9. Sans doute s'enracinent-elles, à ce niveau fondamental de la perception de l'autre, du différent, comme source de danger vital pour soi-même. Cela qui s'affirme comme différent, partiellement inconnu, non maîtrisable, est la source potentielle de la frustration, de l'agression et de la mort. C'est à une conclusion de ce type que parvient Bergeret dans son étude sur « La violence fondamentale », lorsqu'il écrit : 

   « La façon particulière à l'autre de s'arranger pour négocier sa violence foncière apparaît comme une défaillance de notre propre système d'intégration de cette violence et met ainsi en cause nos essais de solution personnelle, ce qui se traduit par une angoisse qui, projectivement, devient très facilement persécutoire »10.

   Il est inutile d'insister sur le fait que ce complexe renvoie aux expériences les plus archaïques de l'histoire du nourrisson qui doit se confronter avec sa mère pour s'en différencier, puis aux faits bien concrets et répétitifs où l'homme se montre un loup pour l'homme, ce qui peut aussi se transmettre lors de la renaissance, qui amène aussi avec elle les vieilles mauvaises habitudes des vies antérieures.

   Ce poids énorme explique et justifie, dans une certaine mesure, la nécessité pour se sentir en sécurité dans une société donnée, d'un large consensus sur son fonctionnement, rôle assuré au premier chef par une religion commune. On comprend aisément la surévaluation de celle-ci, puisqu'elle protège l'individu comme la communauté, l'Eglise, du contact avec l'autre, porteur du danger de mort.

   Ceci peut s'entendre à divers niveaux. Sur le plan biologique d'abord, où la défense de l'intégrité de l'organisme impose que les molécules étrangères des antigènes soient neutralisées puis éliminées par des anticorps. Sur le plan psychologique, où les comportements et valeurs d'un individu et d'une société, bénéfiques dans leur contexte précis, ne peuvent s'accommoder de valeurs et de modes exotiques. Les exemples viennent en foule et la pathologie de l'acculturation commence à être bien connue. Mais lorsque nous atteignons le plan spirituel proprement dit voilà que la problématique s'inverse et que le discours totalitaire de la religion instituée s'efface parfois. Certains spirituels isolés et certains courants spirituels ou initiatiques, tiennent le langage nouveau de l'universalité et de l'unité transcendante. Celui-ci peut déstabiliser le croyant ordinaire, qu'il est alors charitable de protéger. Ceci explique le caractère fréquemment ésotérique de ce genre d'affirmation, surtout en milieu monothéiste. Par contre dans une tradition axée sur la connaissance, comme l'hindouisme, l'affirmation d'une vérité universelle et de la relativité des moyens qui permettent d'y atteindre ne peut inquiéter le pratiquant ordinaire et n'est donc pas occultée, même si elle n'est manifestement pas destinée à ce dernier.

   Pour celui qui atteint au plan spirituel, informel, (arupa, sanskrit) la question clairement posée est celle de la disparition nécessaire du moi particularisé, et de la légitimité toute relative de ses limites. L'atténuation, puis la disparition, du pôle égoïque font évidemment diminuer, puis se dissoudre le pôle complémentaire de l'objet, de l'autre, différent et menaçant.

   Qui l'autre pourrait-il menacer s'il n'y a plus de moi? Dans ces conditions l'attachement exclusif à une voie de réalisation spirituelle perd toute signification. L'expérience montre que c'est à ce niveau de convergence que les déclarations des sages de toutes Traditions deviennent superposables11 12. Ce niveau est justement celui de l'unité transcendante ou, en langage oriental, de la non-dualité. Réciproquement cela permet de s'assurer que le refus de cette dernière et l'appropriation exclusive sont corrélatifs et se situent là ou s'instaure la dualité, lorsqu'un moi se pose devant autrui. C'est là que se constitue l'être illusoirement individualisé, séparé de l'absolu, ce que l'hindouisme définit comme l'action de l 'ahamkâra, sk13.

   L'erreur équivalente est stigmatisée dans le bouddhisme comme la croyance en la réalité intrinsèque de l’âtman, sk, erreur contre laquelle le Bouddha enseigne l'irréalité ultime d'un moi séparé, au profit de sa seule existence en dépendance de causes multiples. Cette interdépendance est ce que le bouddhisme appelle vacuité.

   On ne comprendrait pas l'énormité scandaleuse des effets du fanatisme religieux si on ne retraçait pas l'histoire de son origine jusque dans cet orgueil primitif du « je suis », coupé de l'être universel. Cette identification aliénante à la forteresse du moi empirique, qu'il convient de défendre par tous les moyens contre les agressions de l'autre, est donc le moteur du fanatisme lorsque celui-ci s'empare des plus nobles draperies religieuses pour voiler sa volonté de puissance. C'est l'orgueil luciférien qui est à l'œuvre derrière les rationalisations théologiques. L'orgueil d'être dans le petit nombre des meilleurs et des seuls détenteurs de la vérité.

   Nous précisons bien que cette appréciation ne porte que sur le fanatisme qui tout à la fois s'approprie la vérité et en refuse l'accès à autrui : « Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots ! » Boileau. « Le lutrin ».

   Sans cet aspect de haine de l'autre (patente ou dissimulée) la simple glorification de la voie spirituelle suivie, bénéficie de cette sorte de justification qu'on accorde à l'instinct de conservation sur le plan biologique. La réalité relative de l'existence duelle, des individus, des groupes humains et des formes diverses de la révélation divine, suppose le maintien de leur cohérence formelle, l'amélioration de leur efficacité, voire la culture de leur esprit de corps. La limite à ne pas franchir est celle de la confusion de la fin et des moyens, ce que rappelle le Psaume 115 : 

« Non nobis Domine, non nobis, sed nomini tua da gloriam »

« Non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton nom rends gloire » (T.O.B.).

   Le deuxième écueil à éviter est l'erreur, logique et passionnelle, enracinée dans la dualité conflictuelle, qui veut supprimer autrui pour se grandir soi-même. Certes la logique biologique a toujours voulu que les gros poissons mangent les petits, mais nous traitons de religion, ce qui enseigne justement à dépasser le monde de la dévoration pour celui de la dévotion. Sans cela, il ne reste qu'à sacrifier aux règles de la psychologie sociale, montrant que la cohésion d'un groupe est proportionnelle au danger extérieur et souhaiter un bon ennemi, qui soudera le groupe et sera ensuite exécuté avec la bénédiction du dieu des armées.

   Dans une collectivité religieuse quelconque l'intolérance et le fanatisme peuvent se rencontrer à différents niveaux. Au degré le plus bas se situe ce que la clinique psychiatrique décrit en son jargon comme des personnalités narcissiques et/ou paranoïaques, frappées dans les stades les plus primitifs de leur développement, où la fragilité centrale est recouverte par le culte exclusif de soi, et où l'autre n'apparaît guère que comme un ennemi porteur de toutes les tares projetées sur lui, car méconnues en soi. Ce genre de personnalité peut ne pas aboutir à l'hôpital psychiatrique, voire être hissé à la tête d'un état où il ne manquera pas d'effectuer des abominations avec bonne conscience.

   Un degré plus haut, dans la mesure où nous dissimulons tous, plus ou moins, un fragment monstrueux de ce type, nous sommes exposés à trouver des satisfactions secrètes et inavouables, à l'exercice d'activités légitimes et utiles, telles que la gestion d'une collectivité, l'enseignement, la théologie ou l'apologétique. Il peut arriver, dans ce cas, que la malignité perverse des motivations inconscientes gauchisse la rectitude des pensées et des actes. L'histoire fourmille d'exemples. Ce n'est pas le Verbe divin qui est servi, mais le Moi qui est fortifié, glorifié, dilaté aux dimensions de sa mégalomanie cachée, identifié à l'excuse honorable qui le voile derrière ses majuscules : la Cause, l'Ordre, l'Ecole, la Religion, etc.

   Il peut même arriver qu'on fasse naufrage tout près du port. Des mystiques authentiques ont mis au service de la volonté de puissance d'un moi encore bien vivant, les vertus et les pouvoirs acquis par leur vie contemplative, déchaînant ainsi la souffrance et la mort. Nous nous bornerons à citer, en milieu bouddhique Nichiren et sa postérité combative, en milieu chrétien le père Joseph du Tremblay, l'Eminence grise de Richelieu, qui a contribué activement à plonger l'Europe centrale dans un bain de sang14.

Fleur de Lotus Les traitements de l'orgueil

   Nous allons parler de thérapeutique, mais avant de traiter la maladie déclarée, il est bon de se préoccuper d'en prévenir l'apparition, ce que la médecine nomme prophylaxie.

   La première étape est évidemment de faire des enfants équilibrés, sûrs d'eux-mêmes et d'être aimés, choyés par des mères heureuses de l'être et des pères solides et présents, qui sachent ce qu'ils sont et font sur cette terre. Vaste programme, qui suppose diffuse dans le corps social la connaissance de la situation métaphysique de l'être humain. A l'échelle de notre société actuelle cela constituerait une révolution, la seule nécessaire.

   La deuxième est d'enseigner que si l'autre est différent, cela ne me met pas en danger et ne conteste nullement mon droit à être aussi différent, donc que chacun peut suivre sa voie.

   La troisième est de rappeler ouvertement et solennellement, suivant le langage utilisé, que tout être humain a la nature de Bouddha ou que, comme le dit Saint Jean, 1, 9 : 

   « le Verbe était la vraie lumière qui en venant dans le monde illumine tout homme ».

   Cela nous semble être le minimum vital et spirituel pour les temps à venir, qui risquent d'être encore plus mélangés qu'aujourd'hui.

   Pour en revenir à la thérapeutique, elle n'est autre que l'essence même des voies spirituelles de toutes les Traditions, lesquelles n'ont jamais enseigné autre chose, qu'à supprimer l'illusion d'être un individu séparé. Cette suppression se réalise suivant les deux voies schématiques, finalement convergentes, mais distinctes dans leur démarche, que sont l'amour ou la dévotion (sanskrit  : bhakti) et la connaissance (sk : jñâna). A ces voies complémentaires un colloque a été consacré à Karma Ling15. Il va de soi, que pour ceux qui ont suivi l'une ou l'autre jusqu'à son terme, l'illusion est défaite et le centre atteint, ce point par rapport auquel toutes les parties de la circonférence sont équidistantes. L'unité transcendante des voies est accomplie, ce qui, on le voit dans son symbole géométrique de la roue, ne supprime pas l'individualité des rayons, mais les résorbe ultimement dans leur centre commun. En ce point la connaissance irradie en amour, ce que montre l'activité bienfaisante naturelle des sages, et l'amour s'illumine en connaissance, ce que rappelle la Philocalie des Pères Neptiques16 sous la plume de Calliste et Ignace Xanthopouloi : 

   « Ceux qui méditent sans relâche dans le fond de leur cœur le nom glorieux et tant désiré, ceux-là peuvent aussi voir un jour la lumière de l'intelligence »,

   Nous n'aborderons le grand thème des voies de gnose et des voies d'amour (Georges Vallin17), que sous l'angle de leur position par rapport à l'U.T.T. La théorie enseigne et l'expérience vérifie que là ou la voie de la connaissance domine, l'U.T.T. est comprise, publiquement enseignée ou au minimum acceptée et tolérée en pratique. Là ou la voie de l'amour est majoritaire, l'U.T.T. est méconnue officiellement, enseignée de façon restreinte ou ésotérique, souvent combattue. Cette constatation n'infirme pas la non-dualité ultime des deux voies et ne concerne que leur trajet relatif, pratique, incarné, tributaire de méthodes et d'institutions.

   Nous nous contenterons de rappeler brièvement que c'est dans les courants sapientiaux de l'hindouisme que l'U.T.T. se trouve exprimée avec le plus d'éclat, mais le sujet a été traité en détail par plusieurs auteurs, auxquels nous renvoyons18. Il en va de même dans le bouddhisme, spécifiquement dans le Grand Véhicule, confronté avec le problème de l'universalité des moyens de délivrance, rendus nécessaires pour l'exercice de la compassion, car « c'est au service de tous les êtres que le Bouddha fait ses vœux, consacre ses efforts et atteint la grande illumination », enseigne Asanga dans « La somme du Grand Véhicule »19. Comme l'évidence historique montre que le Bouddha n'a pas prêché partout et en tous temps, la conclusion logique de l'U.T.T. est ainsi exprimée dans un des plus célèbres écrits du Grand Véhicule, le Lankâvatâra Sûtra20 : 

   « Je suis parvenu à la connaissance des ignorants... sous bien des noms... et ils s'adressent à moi sous tous ces noms, sans savoir que ce sont tous des noms du Tathâgata. De ceux-ci, Mahâmati certains me connaissent comme Tathâgata, certains comme l'Existant par lui-même, certains comme le Conducteur, comme le Libérateur, le Guide, le Bouddha, le Rishi, le Roi-taureau, Brahma, Vishnou, Isvara, etc. ».

   Nous devons aussi préciser que, même si les écoles anciennes n'avaient pas insisté sur cette question, celle-ci ne leur était pas inconnue. C'est ainsi que Vasubandhu dans son Abhidharrnakosa21 mentionne, qu'en l'absence d'un Bouddha, le pratiquant peut obtenir le Nirvâna «  revêtu ... d'après d'autres maîtres, des marques de Bhiksu (moine) étranger », donc dans une autre Tradition.

   On peut se demander pourquoi celui qui suit la voie de la connaissance, non seulement n'est pas gêné par la théorie de l'U.T.T., mais la comprend comme faisant essentiellement partie de son chemin ? C'est que celui-ci s'enracine dans la vision métaphysique non-dualiste et l'aspect supra personnel de l'absolu. L'axe de la voie est la contemplation désidentifiante de tout ce qui n'est pas soi. Quand tout a été abandonné y compris le désir du Nirvâna, reste le Nirvâna, puis l'inséparabilité du Nirvâna et du Samsâra, Comme l'essentiel de la voie est à l'intérieur, assorti du postulat qu'elle est en chacun, son universalité ne fait aucun doute. Comme les caractéristiques individuelles, les moyens relatifs, les étapes transitoires sont vus d'emblée, dans leur caractéristique d'incomplétude et de vacuité, destinés à être abandonnés, il n'y a là rien qui puisse faire l'objet d'un accrochage passionnel, d'une préférence, et donner lieu à une quelconque « défense et illustration ».

   Au niveau des méthodes, où pourrait se glisser un attachement source de partialité ? Le caractère simple, dépouillé, impersonnel, universel, est si fondamental dans la mise en application de la non-dualité, qu'il est par exemple souvent impossible de discerner, dans les conseils pratiques d'un maître de ce style, s'il est un bouddhiste du Grand Véhicule, ou un hindou, comme dans le cas de Ramana Maharshi ou Nisargadatta Maharaj.

   Il n'en va pas de même dans la voie de l'amour qui est fondée sur le rapport dualiste entre la créature et son Dieu créateur, abordé par son aspect personnel. Ce rapport amoureux se fonde sur des, formes qui racontent la bonté, la beauté, la gloire et la grandeur de Dieu. L'investissement affectif dans ces supports formels est la force qui transporte l'humble créature au delà de sa misérable condition. Ces supports, qui participent de la puissance divine, ne sauraient donc être assez exaltés, et à juste titre. On saisit là le point commun, Qui explique, tout à la fois, la plus grande efficacité de la voie de l'amour et les pieuses extravagances ou les débordements sectaires dont elle se rend parfois coupable. La survalorisation des moyens menant à Dieu dont se sert la dévotion, participe évidemment de l'éminente dignité du but visé, mais le glissement est facile de l'exaltation du Nom au dessus de tout nom (Actes des apôtres, 4,12), à l'anéantissement des autres noms.

   Ce d'autant plus que le maintien d'une dialectique dualiste, dans les premiers stades de la voie, exacerbe les différences tout en surexcitant l'affectivité. Comme à ce stade les résidus pathologiques de l'ego sont encore bien vivants, toutes les conditions sont réunies pour un détournement éventuel des méthodes spirituelles « ad majorem mei gloriam », pour la plus grande gloire du moi hypostasié et la destruction concomitante d'un ennemi projeté, ailleurs, sur un objet extérieur à soi.

   On répète assez souvent que l'amour est aveugle. Cela signifie qu'au plan relatif, même si on s'élève au dessus des débordements passionnels quotidiens, l'amour n'est pas la connaissance. On ne saurait le lui reprocher. Mais il faut bien voir qu'à notre époque de déferlements émotifs et de renouveau des haines religieuses (ou politiques qui en sont la version laïcisée) un surcroît de lucidité associé à la compréhension de l'U.T.T., s'avèrent plus que jamais nécessaires pour fonder la coexistence harmonieuse des Traditions, le plus urgent problème spirituel de notre temps.

   Tant que le moi n'a pas complètement brûlé au feu de l'amour, la dualité persiste. Certains pratiquants de la voie de la dévotion s'arrêtent volontairement avant le stade des cendres, comme l'exprime avec un certain humour Srî Râmakrishna : 

   « En général le bhakta ne désire pas... la réalisation de l'impersonnel. Il se contente de réaliser la Personne Divine seule, une Mère Divine ou quelque autre de ses formes infinies de gloire... Le bhakta est désireux que son « moi » ne soit pas englouti tout entier... il voudrait conserver assez d'individualité pour jouir de la Vision divine comme d'une personne. Il voudrait goûter la saveur du sucre au lieu de devenir sucre lui-même »22. Si la voie est suivie jusqu'à son terme, au-delà du Dieu personnel, elle aboutit au Dieu impersonnel et rien ne différencie plus l'amour et la connaissance. Alors que si elle s'arrête à l'être, fondement des particularismes, il peut subsister la tentation d'y trouver la justification de l'exclusion de l'autre. Ce que le véritable amour doit d'ailleurs exclure.

   C'est pour éviter les dangers d'une pratique unilatérale que de nombreux maîtres spirituels recommandent l'union effective de la sagesse et de l'amour. Tel était le cas en particulier de Srî Râmakrishna. C'est aussi un leitmotiv de l'enseignement bouddhique. Dans le tantrisme bouddhique cela est symbolisé par l'union indissoluble dans le corps humain des polarités de la sagesse féminine passive à gauche et de la compassion masculine active à droite. Et cela est réalisé par la pratique effective de méthodes qui relèvent en même temps de la voie de la sagesse et de la voie de l'amour.

Fleur de Lotus Conclusion

   Notre sujet comportait l'examen des zones douloureuses, profondément enfouies en chacun de nous, d'où jaillissent les forces qui peuvent déformer ou occulter nos élans spirituels, renforcer la haine aux dépens de l'amour et transformer la religion en système persécuteur. La tâche était pénible et susceptible de soulever des réactions d'intolérance, qui ont au moins l'utilité de poser concrètement le problème chez ceux qui en sont victimes ! Nous avons volontairement simplifié la question, en la replaçant à ce niveau fondamental où l'être individuel veut justifier et protéger cette même existence individualisée. A ce niveau, où s'exaspèrent les dualités, l'autre qui me nie doit être explosé, brûlé, tué, mangé ou au moins dominé. Tout ce qui vient de l'autre est potentiellement dangereux et, tout spécialement, les lois qui organisent son altérité.

   Ainsi telle autre religion prétendrait l'amener à Dieu... tout comme « moi »... perspective pour « moi » intolérable ! Pour qui est-ce intolérable ? Pour ce qui en nous est encore un enfant impuissant et angoissé, livré sans défense à des forces étrangères malveillantes, et sujet à des fantasmes de toute puissance destinés à recouvrir la certitude intolérable de sa fragilité. Cette expérience humaine universelle, soigneusement cachée chez l'adulte, n'en est pas moins opérante, plus ou moins marquée par les développements ultérieurs du moi. « Lorsque leurs châteaux de sable s'effondrent, les enfants se désespèrent ; de même, quand renommée et éloges faiblissent, mon esprit est comme un enfant », écrit Shantideva23.

   La pratique religieuse et spirituelle va fatalement petit à petit stimuler puis découvrir ce noyau, puisqu'il est question d'abandonner progressivement les certitudes réconfortantes de l'identification personnelle, au corps, à ses possessions, au mental et à ses théories. C'est alors que l'enfant paniqué a besoin du réconfort apporté par la certitude qu'il est aimé de façon spéciale, parfaite, exclusive de toute concurrence et de tout abandon. C'est alors que les angoisses relatives à l'autre, frustrant, absent, méchant, reprennent toute leur vigueur. Aussi doivent-elles être neutralisées par une doctrine qui atteste de la perfection des moyens de grâce du sujet et du report de tout l'inacceptable sur un autre abhorré.

   Il est évident que cette expérience conflictuelle entre moi et autrui ne se justifie que dans le cadre d'une identification du moi au mode d'existence individuel, et notamment corporel. La cause de tout le malheur de l'homme, disait Ramana Maharshi, c'est la fausse croyance : « je suis mon corps »24. De fait les objets matériels solides s'excluent mutuellement, et c'est à leur modèle que se constitue l'image monolithique du moi qui fait tant souffrir les hommes et travailler les psychanalystes. Déjà au niveau psychique, celui de l'interpénétration des images mentales, ce modèle s'avère nettement inadéquat. A plus forte raison au niveau spirituel informel. Tous les enseignements traditionnels amènent à se dés identifier du corps, du mental et de leurs appartenances. Ils ne sont pas moi, ni à moi. Il en va de même des moyens relatifs de la pratique. Mais passer de l'attachement relatif au détachement ultime implique l'unité transcendante. De nos jours prêcher publiquement l'U.T.T. constitue le préalable nécessaire, plus que jamais, à la guérison de l'attachement et de l'orgueil dans le domaine spirituel.

1 Première version publiée dans : L'unité transcendante des Traditions. Edit. Prajñâ, 1989.
2 Georgel Gaston. Les quatre âges de l'humanité. 2e édit., Arché, Milan, 1976.
3 Guénon René. Formes traditionnelles et cycles cosmiques. Gallimard, 1970.
4 Phaure Jean. Le cycle de l'humanité adamique. Dervy Livres, 1973.
5 Guénon René. « Sanâtana Dharma ». Etudes sur l'hindouisme. Editions traditionnelles, 1976, p. 105-116.
6 Schuon Frithjof. De l'unité transcendante des religions. Gallimard, 1948.
7 Renondeau G. La doctrine de Nichiren. PUF, 1953, p. 6.
8 Dominum et vivificantem. L'esprit saint dans la vie de l'église et du monde. Centurion, Paris, 1986.
9 Haynal A., Molnar M., De Puymège G. Lefanatisme : ses racines, un essai historique et psychanalytique Stock, 1980.
10 Bergeret Jean. La violence fondamentale. Dunod, 1984, p. 238.
11 Huxley Aldous. La philosophie éternelle. Seuil, 1977.
12 L'enseignement de Ramana Maharshi. Albin Michel, 1972.
13 Hulin Michel. Le principe de l'ego dans la pensée indienne classique. La notion d' ahamkâra. Diffusion de Boccard, Paris, 1978.
14 Huxley Aldous. L'éminence grise. La Table Ronde, Paris, 1977.
15 Schnetzler J.P. L'amour et l'éveil dans l'hindouisme et le bouddhisme. Colloque «Amour et connaissance », Karma Ling, Saint-Hugon, 1985.
16 Xanthopouloi Calliste et Ignace. Philocalie des pères neptiques. Centurie spirituelle. Abbaye de Bellefontaine, fascicule 1,1979, p. 126.
17 Vallin G. Voie de gnose et voie d'amour. Eléments de mystique comparée . Présence, St Vincent sur Jabron, 1980.
18 L'unité transcendante des traditions. Colloque. Editions Prajfiâ, Arvillard, 1989.
19 Asanga. Mahâyânasamgraha. La somme du grand véhicule . Trad. Etienne Lamotte. Institut orientaliste, Louvain la Neuve, 1973,2 volumes, t. 2, p. 334.
20 The Lankavatara Sutra. Traduction Daisetz Teitaro Suzuki. Routledge and Kegan Paul, London, 1973, p. 165166.
21 Vasubandhu. Abhidharmakosa. Trad. La Vallée Poussin. Institut belge des hautes études chinoises, Bruxelles, 1980, 6 volumes, t. IV, p. 204.
22 l'enseignement de Râmanakrishna. Trad. J. Herbert, Albin Michel, 1972, n° 1183, p. 384.
23 Shantideva. Vivre en héros pour l'éveil. Trad. Georges Driessens, VI 93. Seuil, 1993.
24 L'enseignement de Ramana Maharshi. Op. Cit., p. 91

Les textes, images et photos de ce site sont protégés par le Code de la Propriété Intellectuelle et ne peuvent être utilisés, sous quelque forme que ce soit, sans une autorisation écrite de leurs auteurs.